Dix ans de constance (Félix-Auguste DUVERT - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Nouveautés, le 11 août 1828.

 

Personnages

 

D’HERMANCEL, capitaine en retraite

BIDAULT, homme d’affaires de d’Hermancel

ADOLPHE, lieutenant de hussards

LABRIQUE, maréchal-des-logis

FRANÇOIS, domestique de d’Hermancel

DELPHINE, nièce de d’Hermancel

MADAME BIDAULT

 

La scène se passe chez d’Hermancel, à la campagne, dans les environs de Joigny.

 

Le Théâtre représente une salle donnant sur un jardin.

 

 

Scène première

 

D’HERMANCEL, DELPHINE, MADAME BIDAULT

 

D’Hermancel lit un journal. Delphine brode. Madame Bidault est occupée à coudre.

D’HERMANCEL.

Voilà, parbleu ! une nouvelle qui me fait le plus grand plaisir, et qui, je crois, ne fera point de peine à madame Bidault.

MADAME BIDAULT.

À moi ?

D’HERMANCEL.

Oui, à vous. Adolphe Valton vient d’être nommé lieutenant de hussards, c’est le journal qui me l’apprend.

MADAME BIDAULT.

Adolphe Valton, vraiment ?

DELPHINE.

Le fils de votre ancien ami Valton ?

MADAME BIDAULT.

Un garçon charmant. Mais tu ne l’as pas connu ; tu étais si jeune, il y a dix ans !

DELPHINE.

Je ne me le rappelle que confusément. Cependant, je me souviens très bien qu’il m’appelait sa petite femme, et qu’il était mon petit mari.

D’HERMANCEL.

Le cœur des femmes a tant de mémoire !

Se levant.

Mais, ce que tu ne sais pas, c’est que ton petit mari te faisait une infidélité ; car, tandis qu’il était ton époux pour rire, il était amoureux de madame Bidault pour tout de bon... Oui, mais Adolphe devait être fort riche un jour ; la différence de fortune, la disproportion d’âge... Adolphe avait seize ans, et madame Bidault, alors mademoiselle Hélène, car elle n’avait pas encore épousé mon homme d’affaires, en avait bien...

MADAME BIDAULT.

Vingt-six ou vingt-sept.

D’HERMANCEL, à part.

Au moins.

Haut.

Je fis rompre l’intrigue amoureuse.

MADAME BIDAULT.

D’accord avec moi.

D’HERMANCEL.

Je l’avoue.

DELPHINE.

Pauvre jeune homme !

D’HERMANCEL.

D’abord il voulut se tuer ; ensuite il voulut me tuer moi-même, il voulait tuer tout le monde, parce que je m’opposais à son mariage avec son Hélène.

DELPHINE.

Enfin ?

D’HERMANCEL.

Enfin, de désespoir, il se fit soldat.

DELPHINE, à madame Bidault.

Quoi ! soldat à cause de vous ?

MADAME BIDAULT.

Sais-tu, ma chère Delphine, qu’il y a dix ans je n’étais pas mal ?

D’HERMANCEL.

Dites que vous étiez fort bien.

MADAME BIDAULT.

On me l’a souvent répété. Oui, Delphine, oui, ma bonne amie.

Air du vaudeville du baiser au porteur.

Une taille svelte et légère,
D’assez beaux yeux, un doux
C’est là plus qu’il n’en faut pour plaire :
J’étais la reine du pays.
Mais dix ans ont passé depuis.
Le temps qui jamais ne se gêne,
Et surtout avec les aînés,
A repris à la pauvre Hélène
Tous les attraits qu’il t’a donnés.

Mais surtout qu’il ne soit pas question d’Adolphe devant mon mari ; car vous savez qu’il est...

D’HERMANCEL.

Jaloux ?... Oh ! même de moi.

DELPHINE.

Vraiment ?

MADAME BIDAULT.

Croiriez-vous que ce matin il m’a fait une scène affreuse, parce que j’ai eu l’imprudence de lui dire, qu’hier, au spectacle, où j’accompagnais Delphine, plu sieurs officiers de la garnison nous ont lorgnées. Il fallait voir sa fureur !

D’HERMANCEL.

Ainsi donc, silence sur Adolphe Valton.

Air : Amis, voici la riante semaine.

Usez toujours de la même prudence,
Et cachez-lui que ce nouveau Pâris,
D’une autre Hélène épris dans son enfance,
Par désespoir a servi son pays.
Oui, cet aveu lui ferait trop de peine,
Il faut le taire.

MADAME BIDAULT.

Et cependant, hélas !
Je ne suis plus du tout la belle Hélène.

D’HERMANCEL.

Mais, taisons-nous, car voici Ménélas !

MADAME BIDAULT.

Mon mari ! je me sauve... Je veux éviter les suites de la querelle.

DELPHINE.

Je vous suis, madame Bidault.

D’HERMANCEL.

Soyez tranquilles, je vais contenir l’ennemi pour faciliter votre retraite.

 

 

Scène II

 

D’HERMANCEL, BIDAULT

 

BIDAULT, entrant, à part.

Elle était là... avec lui !... et elle s’est sauvée à mon approche !

D’HERMANCEL.

Eh ! bonjour, Bidault... Eh bien ! qu’y a-t-il de nouveau ?

BIDAULT.

Capitaine, il y a de nouveau un régiment de hussards, installé d’hier en garnison à Joigny.

D’HERMANCEL.

Mais vous me dites cela d’un air ?...

BIDAULT.

C’est que je n’aime pas le militaire. Depuis l’époque de la réquisition, où j’ai failli partir, l’aspect d’un uniforme me porte sur les nerfs, et si j’avais su qu’il y eût une nouvelle garnison à Joigny, certes, mon épouse n’eût pas été hier au spectacle avec Mademoiselle.

D’HERMANCEL.

Et que leur est-il donc arrivé ?

BIDAULT.

Oh ! rien, heureusement. Mais pendant toute la soirée, elles ont été lorgnées par tous les officiers, et je soutiens qu’il est désagréable pour deux personnes de leur sexe de servir ainsi de point de mire à toutes les lorgnettes d’un régiment de cavalerie.

D’HERMANCEL, riant.

Allons, allons, Bidault, vous êtes un fou... il n’y a pas là de quoi s’alarmer !

BIDAULT.

Capitaine ! c’est que je trouve qu’il est très malheureux pour cette pauvre ville de Joigny de tomber sans cesse de carabiniers en dragons, et de dragons en hussards. Je ne parle pas pour moi ; mais il y a des gens qui s’en inquiètent. Cela multiplie les chances, vous concevez... Les dragons, l’année dernière, ont fait des ravages incalculables... Tous les officiers pinçaient de la guitare ; je ne sais si cet exercice est fort utile au gouvernement, mais il a été fort nuisible à certains habitants du pays.

D’HERMANCEL, riant.

Vraiment ?

BIDAULT.

Air : Amis, jamais l’ chagrin n’ m’approche.

Ah ! dans la ville ils ont fait des chefs-d’œuvre ;
Oui, l’an dernier, ces messieurs, à Joigny,
Au lieu d’aller commander la manœuvre,
Étudiaient monsieur Romagnési ;
Notre beau sexe étudiait aussi.
Lorsque je fis mon voyage à Briare,
Absent un mois, crac ! voyez le bonheur !
Ma femme, hélas ! pour moi c’est bien flatteur,
À mon retour, jouait de la guitare ;
Je n’ai pas vu même le professeur.

D’Hermancel rit.

Et monsieur le capitaine recevra sans doute encore les officiers de la garnison ?

D’HERMANCEL.

Peut-être...Mais sait-on quel est ce régiment ?

BIDAULT.

C’est le 4e François, qui a servi dans ce corps-là, les a vus ce matin.

D’HERMANCEL.

Le 4e ! Mais c’est dans ce régiment que sert Adolphe Valton.

BIDAULT, à part.

Allons, en voilà un qui aura l’entrée libre.

Haut.

Qu’est ce que c’est que ce M. Adolphe Valton ?

D’HERMANCEL.

Un fort aimable garçon, qui doit être très bien aujourd’hui. Ah ! vous ne connaissez pas cette histoire-là... Vous êtes tellement susceptible...

BIDAULT.

Comment ? comment ? quel rapport peut-il y avoir entre moi et le 4e régiment de hussards.

D’HERMANCEL.

Un plus grand que vous ne pensez... Mais...

BIDAULT, à part.

Mais... Oh ! Dieu ! les phrases suspendues, c’est ma mort...

D’HERMANCEL.

Mais je cours à Joigny, embrasser ce cher Adolphe, qui doit me savoir gré maintenant de ce que je l’ai empêché de faire une folie.

BIDAULT.

Faut-il faire atteler la carriole ?

D’HERMANCEL.

Non pas. Je prendrai par le petit parc, en chassant, cela me donnera de l’appétit et de quoi la satisfaire

Air nouveau de M. Béancourt.

Oui, je vais, chasseur intrépide,
De mon fusil me précautionner,
Et, pour doubler l’appétit qui me guide,
Je vais chasser mon futur déjeuner.

À part.

Je pars, le temps me favorise.

Haut.

N’en dites rien à madame Bidault,
Je lui ménage, une douce surprise.

BIDAULT, à part.

Ah ! c’est encore une énigme sans mot.

Ensemble.

Allez donc, chasseur intrépide,
Au fond des bois, allez vous promener ;
Et, pour doubler l’appétit qui vous guide,
Allez chasser pour votre déjeuner.

D’HERMANCEL.

Oui, je vais, chasseur intrépide, etc.

 

 

Scène III

 

BIDAULT, seul

 

Il ménage une surprise à ma femme !... Eh bien ! oui, je suis peut-être jaloux... Mais aussi, c’est insupportable de voir tout le monde s’occuper de ma femme !... Ô Hélène ! Hélène ! qu’un homme d’affaires est à plaindre, lorsqu’il est forcé de songer à autre chose qu’à la partie contentieuse.

 

 

Scène IV

 

BIDAULT, FRANÇOIS, ensuite ADOLPHE, LABRIQUE

 

FRANÇOIS.

M. Bidault, voici deux militaires qui demandent à parler à M. d’Hermancel.

BIDAULT.

Déjà des hussards !... dis qu’il n’y a personne.

FRANÇOIS.

Mais ils sont entrés, les voilà qui viennent.

BIDAULT.

Mais, François, on n’a pas le droit...

Apercevant Adolphe et Labrique qui entrent.

Allons ! il n’est plus temps !

ADOLPHE.

Pourrais-je, Monsieur, parler au capitaine d’Hermancel ?

BIDAULT, sèchement.

Il est sorti, Monsieur.

LABRIQUE.

C’est vexant... Nous voulions lui causer actuel.

ADOLPHE.

N’importe, je l’attendrai.

BIDAULT.

Mais, Monsieur, si c’est quelque chose qu’on puisse lui dire... une visite... votre carte suffirait...

ADOLPHE.

L’objet qui m’amène ne saurait se traiter par ambassadeur.

LABRIQUE.

Oui, c’est nous-mêmes que nous voulons une conversation avec lui.

BIDAULT.

Ah ! bon ! j’entends...

À Labrique, en lui montrant Adolphe.

Quel est donc cet officier ?

LABRIQUE.

Lieutenant au 4e hussards, sans tache, régiment des rintintins, le premier régiment du monde.

BIDAULT, étonné.

Régiment des rintintins ?... Il suffit...

À part, en voyant Adolphe s’asseoir.

Les voilà installés !...

LABRIQUE, toisant de l’œil François, qui n’a cessé de le regarder.

Qu’est-ce qu’il a donc à me regarder comme çà, ce blanc-bec ?

FRANÇOIS.

M. Labrique, vous ne me remettez pas ?... François Gautier, dit Capon, trompette de la troisième compagnie.

LABRIQUE.

Et que si fait ! parbleu ! c’est Capon !

Il lui donne la main.

BIDAULT, à part.

Allons ! une reconnaissance ! Ce malheureux François va attirer ici tous les virtuoses de son régiment.

FRANÇOIS.

Dites donc, M. Labrique ; si vous voulez, nous causerons plus amplement, mais pas à sec.

LABRIQUE.

File devant, souffle au bout ! quand tu sonnes l’appel, je suis au devoir !

À Adolphe.

Pardon, lieutenant, c’est Capon, un ancien du régiment... Si vous voudriez que je causerais une minute avec lui, il m’offre une politesse.

ADOLPHE.

Va, va.

LABRIQUE, saluant.

Sensible !

ADOLPHE, à demi-voix.

Et profite de cela pour les informations.

LABRIQUE.

Convenu !

Il sort avec François.

 

 

Scène V

 

ADOLPHE, BIDAULT

 

ADOLPHE.

Il ne vient pas.

BIDAULT.

Vous feriez peut-être mieux, Monsieur, de retourner à Joigny... M. d’Hermancel y est allé... justement pour y prendre des renseignements sur un officier de votre régiment. Un certain Adolphe...

ADOLPHE.

Adolphe Valton ?

BIDAULT.

Précisément.

ADOLPHE.

C’est moi, Monsieur.

BIDAULT, à part.

Je m’en doutais... Si je pouvais tirer au clair la maudite phrase suspendue !...

Haut.

Quoi ! Monsieur, c’est vous qui êtes ce même Adolphe ?

ADOLPHE.

Moi-même.

BIDAULT.

C’est que le Capitaine, tout à l’heure...

ADOLPHE.

Il vous aurait parlé de moi ?

BIDAULT, d’un air entendu.

Oui, oui... il m’a parlé de vous, jeune militaire.

ADOLPHE.

Et que vous disait-il ?

BIDAULT.

Oh ! rien... Une ancienne histoire que je ne pourrais pas trop vous redire.

ADOLPHE.

Je vois, Monsieur, à la discrétion que vous y mettez, que le capitaine d’Hermancel vous a présenté la chose sous des couleurs qui me sont peu favorables.

BIDAULT.

Monsieur, quant aux couleurs dont vous me parlez... assurément M. d’Hermancel ne m’a rien dit... Au contraire, je trouve même que... dans tout cela, vous avez déployé un très beau caractère... Vous vous êtes comporté en brave...

ADOLPHE.

Dites, Monsieur, que j’ai agi comme un enfant... que j’ai complaisamment obéi à un ordre tyrannique et que M. d’Hermancel a indignement abusé de l’avantage que lui donnaient sur moi et son âge et sa position...

BIDAULT.

Oh ! quant à çà, oui... Pour abuser, il a abusé. Je le lui ai bien dit à lui-même ; je lui ai dit : Capitaine ! vous avez abusé de votre âge et de votre position.

À part.

Le diable m’emporte si je sais de quoi il est question.

ADOLPHE.

Désunir deux cœurs si bien faits l’un pour l’autre !

BIDAULT, à part.

Ah ! bon ! c’est une affaire d’amour !

Haut.

Et il y a longtemps que çà dure ?

ADOLPHE.

Dix ans, Monsieur. Il y a dix ans que je renferme dans mon cœur l’amour le plus violent...

BIDAULT.

Ainsi, vous ne l’avez pas oubliée ?

ADOLPHE.

Moi, l’oublier ?... Et comment l’aurais-je pu ? Je n’ai fui loin des lieux qu’elle habitait que pour me faire soldat. Depuis ce temps, ne vivant qu’au milieu de mes frères d’armes, ma passion s’accroissait même de l’absence. J’ai vu chez l’étranger des femmes charmantes que j’admirais... qui s’emparaient même pendant quelques instants de mes esprits, jamais de mon cœur ! C’est elle, c’est toujours elle que j’aimais !

BIDAULT, à part.

C’est çà aimer...Oh ! Dieu ! et dire que çà dure depuis dix ans ! Tant de sensibilité sous la cuirasse d’un héros !... Il est vrai qu’il n’a pas de cuirasse... Mais aussi ce n’est peut-être pas un héros...

Haut.

Vous étiez bien jeune ?

ADOLPHE.

Je sortais du collège, après une longue maladie ; mes parents exigèrent que j’habitasse la campagne pendant quelque temps. Dans la ferme où je me rendis, d’après leurs instances, je trouvai un ange.

BIDAULT.

Dans la ferme !... C’est original...

ADOLPHE.

Pendant six mois, ses soins ; sa douceur, sa beauté, me firent oublier l’univers.

BIDAULT.

Je conçois parfaitement.

ADOLPHE.

Chaque jour ajoutait au sentiment que m’inspirait Hélène.

BIDAULT, avec exclamation.

Hélène !

ADOLPHE.

Oui, Monsieur, Hélène Simon ; le capitaine ne vous avait donc pas dit son nom ?

BIDAULT, accablé.

Si fait, si fait... Continuez.

ADOLPHE.

Ce fut d’abord de la reconnaissance, puis de l’amitié ; puis, enfin... c’était là, Monsieur, un amour véritable, un amour de l’âge d’or... Pas d’obstacles créés par la vanité, pas de gênes inventées par de fausses convenances, pas de témoins jaloux.

BIDAULT, à part.

Pas de témoins ? Oh ! Dieu !

ADOLPHE.

Nous ne nous quittions pas. Elle avait des devoirs à remplir dans la maison de son père... Eh bien ! je m’occupais avec elle des soins du ménage, de la visite des champs et des troupeaux. Une douce familiarité régnait entre nous, elle me tutoyait même.

BIDAULT.

C’est naturel... quand on a gardé les troupeaux ensemble.

ADOLPHE.

Son père, influencé par d’Hermancel, me refusa sa main. Vous sentez que M. d’Hermancel avait ses raisons pour agir ainsi.

BIDAULT.

Vous croyez ?

ADOLPHE.

J’en suis sûr.

BIDAULT.

Eh bien ! Monsieur, c’est aussi le capitaine d’Hermancel qui a marié Hélène Simon à Antoine-Polycarpe Bidault ; il y aura neuf ans à la Saint-Jean, l’époque est remarquable.

ADOLPHE.

Elle est mariée !... Ô ciel ! elle m’a trahi !

BIDAULT.

Oui.

À part.

Malheureusement.

ADOLPHE.

Ainsi, elle aurait été sacrifiée à un homme méprisable qui n’a écouté que les convenances du monde...  à un sot, un lâche ?

BIDAULT.

Je ne dis pas çà, jeune homme.

ADOLPHE.

Eh bien ! ce mari, ce rival, je le tuerai.

BIDAULT.

Monsieur, faites donc attention à ce que vous dites !... Que diable, on ne tue pas un homme comme on tue un lapin. M. Bidault est très fort sur l’épée ; c’est une fameuse lame, je vous le dis.

ADOLPHE.

Que m’importe ?

BIDAULT.

Il est très brave !

À part.

Que n’est-ce vrai ? Il t’aurait bientôt donné ton compte, va !

Haut, en adoucissant son ton.

Mais, jeune homme, revenez à des sentiments plus nobles, plus doux. Est-ce sa faute, à ce malheureux mari, si vous aimez sa femme ? Qui vous dit qu’il n’est pas le plus à plaindre des deux...des trois...des quatre... Enfin, que de reproches n’auriez-vous pas à vous faire, si, mettant l’épée à la main contre ce brave homme, ce digne homme, vous le voyiez ensuite étendu.

Il essuie ses yeux.

Ah ! cette idée fait horreur !

ADOLPHE.

Vous avez raison, Monsieur ; vous venez de me rappeler à mon devoir. Votre sensibilité vous fait honneur. Je m’oubliais. L’époux d’Hélène doit m’être sacré. Je sais maintenant ce qui me reste à faire.

BIDAULT, à part.

Et moi aussi ; je m’en vais.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

ADOLPHE, LABRIQUE

 

LABRIQUE.

Mon lieutenant !... j’apporte des nouvelles ; tenez vous bien, la particulière est ici...

ADOLPHE.

Elle est ici ?

LABRIQUE.

Hélène est ici... Je le sais de Capon, l’ancien trompette de la 3e.

ADOLPHE.

Dans la maison du capitaine d’Hermancel, tu es certain ?

LABRIQUE.

J’en suis positif ; de plus, elle est mariée.

ADOLPHE.

Je le sais ; il n’y a plus à en douter. Et c’est lui, c’est d’Hermancel qui est la cause de tous mes malheurs ; c’est lui qui a rompu nos liens, lui qui a marié Hélène, pour mettre le comble à toutes ses persécutions !... Mais je ne suis plus un enfant ; je suis officier comme lui... Voilà tout ce qu’il faut pour écrire ; tu vas te charger des deux lettres.

Il se met à écrire.

LABRIQUE.

Mon lieutenant, permettez-moi une petite observation, une bêtise, un rien du tout... Mais, vous êtes donc amoureux de toutes les femmes ?... Pardon, si je me préoccupe d’une chose qui n’a point de rapport à mon service ; mais vous m’avez dit souventes fois : La brique ! tu as été mon maître de contre-pointe, et je t’estime ; voilà la raison du motif pour lequel.

ADOLPHE.

Je ne vois pas où tu veux en venir avec tes phrases.

LABRIQUE.

C’est qu’hier au soir, dès lors que vous êtes rentré de la comédie, même que j’étais de planton chez l’adjudant...

ADOLPHE, écrivant toujours.

Eh bien ?

LABRIQUE.

Vous causiez-t’avec lui d’une jeune personne que vous aviez vue à la représentation de dedans la salle de spectacle, que vous aviez l’air d’en avoir le cœur tout bouffi.

ADOLPHE.

Une jeune personne ?... Oui... c’est vrai... elle était fort jolie... Son aspect m’a troublé un instant ; mais rien ne peut balancer le souvenir...

LABRIQUE.

Vous êtes pas mal victime de penser encore à une particulière qu’il en a épousé un autre... C’est comme moi, avec la fille du Cheval d’Or, à Pont-à-Mousson. Dieu ! que je l’aimais, c’te créature-là ! mais j’ai été sup planté par le trompette major du 2e carabiniers... Non, non... c’est par un brigadier du 10e dragons ; le trompette n’est venu qu’après : je faisait une cacophonie.

ADOLPHE, se levant.

Tiens... cette lettre est pour Madame... pour Hélène, enfin...

LABRIQUE.

Je comprends.

ADOLPHE, à part.

C’est la dernière marque de souvenir que je lui donne... qu’elle sache au moins quel amour elle a trahi.

Haut.

Cette autre est pour M. d’Hermancel ; il ne refusera pas de me rendre raison...

Air : Tendres échos, errants dans ces vallons.

De souvenirs mon cœur est oppressé,
J’ai trop longtemps dévoré mon offense ;
Mais aujourd’hui celui qu’il a chassé
De cet affront veut obtenir vengeance :
S’il put braver les pleurs d’un écolier,
Il entendra l’appel d’un officier.

LABRIQUE, à part.

Le capitaine est un ancien troupier,
Mon lieutenant peut s’ fair’ piquer, je pense ;
Près d’ lui r’venons à mon premier métier,
Chacun son rang, selon la circonstance ;
Si, sous les arm’s il est mon officier,
Sur le terrain il est mon écolier.

Mon lieutenant, si vous avez une affaire aujourd’hui, vous feriez bien de repasser le coup que je vous ai montré à Lunéville. Parez en tierce, relevez vivement en quarte, au forcement de fer, et fendez à fond. La botte est sûre et d’un effet agréable.

ADOLPHE.

N’oublie pas mes commissions.

LABRIQUE.

Soyez paisible. Je vais retrouver Capon, l’ancien trompette de la 3e ; il me donnera des moyens... Nous avons une conversation à finir : il en restait environ la moitié.

ADOLPHE.

Soit. Mais ne quitte pas cette maison sans avoir remis mes lettres... Et moi, je m’en éloigne, pour n’y jamais rentrer !

Labrique sort ; Adolphe s’apprête à en faire autant, lorsqu’il aperçoit Delphine.

Mais quelle est cette jeune personne ? Je ne me trompe point ! La rencontre est singulière !

 

 

Scène VII

 

ADOLPHE, DELPHINE

 

DELPHINE.

On m’a dit, Monsieur, que vous attendiez M. d’Hermancel avec impatience...

À part.

C’est le jeune homme qui nous a tant regardées hier au spectacle !

ADOLPHE.

Oui, Mademoiselle, effectivement... Mais, pardon, je ne m’abuse pas, n’est-il pas vrai ? vous étiez hier à la comédie, aux premières loges, près de l’avant-scène ?

DELPHINE.

Oui, Monsieur, j’y étais, accompagnée par une dame...

ADOLPHE.

Une dame d’un certain âge, et d’un embonpoint assez remarquable ; je crois l’avoir aperçue. Je rends grâce, Mademoiselle, à la circonstance qui, aujourd’hui, m’a rapproché de vous.

À part.

Elle est plus jolie encore que je ne croyais.

DELPHINE.

Combien je suis contrariée de l’absence de M. d’Hermancel.

Air : Il disait que j’étais jolie (de Joseph II).

À l’attendre je vous invite,
Il va bientôt revenir de Joigny ;
S’il eût prévu cette visite,
Certes, il ne serait pas sorti.

ADOLPHE.

Oui, c’est avec un peu d’impatience
Que dans ces lieux j’attendais sa présence ;
Mais à présent vous êtes là,
Et j’attendrai tant qu’il voudra.

DELPHINE.

Des galanteries ? vous me feriez repentir, Monsieur, d’être venue dans l’intention de vous tenir compagnie.

ADOLPHE.

Ne prenez pas, Mademoiselle, pour une galanterie, ce qui, pour moi du moins, est l’expression d’un sentiment que vous êtes, plus que personne, capable d’inspirer.

DELPHINE.

Encore !

ADOLPHE, à part.

C’est qu’elle est charmante !

Haut.

Mademoiselle habite sans doute ordinairement la ville de Joigny ?... Combien je serais heureux que le hasard me procurât souvent le même bonheur que celui que j’ai eu hier.

DELPHINE.

Si je ne me trompe, Monsieur, ce hasard est à peu près à votre disposition ; car je crois savoir avec qui j’ai l’honneur de me trouver. M. Adolphe Valton était autrefois l’enfant de la maison, et je suis certaine que le capitaine d’Hermancel le recevra toujours avec le même plaisir.

ADOLPHE.

Quoi ! Mademoiselle... le capitaine d’Hermancel est votre parent ?

DELPHINE.

Il est mon oncle, Monsieur.

ADOLPHE.

Air : Ah ! si madame me voyait.

Votre oncle ! ô ciel ! il se pourrait !
Quoi ! vous seriez cette jeune Delphine,
Dont la grâce aimable, enfantine,
Avant mon départ me charmait.
Oui, oui, mon cœur vous reconnaît ;
Et pourtant, malgré moi, j’hésite,
J’ose à peine en croire mes sens,
Car vous étiez toute petite ;

À part.

Ah ! Dieu ! comme on change en dix ans !

DELPHINE.

Mon oncle m’a si souvent parlé de vous ! il vous aimait tant !...

ADOLPHE.

Il le disait !... Et mon nom était resté dans votre mémoire ?... Vous vous souvenez de cet Adolphe qui vous appelait alors sa petite femme ?... Je suis fier, Mademoiselle, de mes droits antérieurs, mais, au bout de dix ans, il y a sans doute prescription...

DELPHINE, riant.

Ces droits, Monsieur, c’est vous-même qui y avez renoncé. Mon petit mari a trahi l’hymen pour l’amour, car votre départ pour l’armée fut la suite d’une infidélité que vous m’aviez faite... Mon oncle, ce matin, me racontait...

ADOLPHE, à part.

Allons, il paraît qu’il en a parlé à tout le monde !...

DELPHINE.

Vous aviez la tête et le cœur faciles à émouvoir.

ADOLPHE.

Ah ! Mademoiselle, lorsque j’aime, c’est pour la vie.

On entend la voix de madame Bidault.

 

 

Scène VIII

 

ADOLPHE, DELPHINE, MADAME BIDAULT

 

DELPHINE, à part.

Madame Bidault !... La reconnaissance doit être pathétique !

À madame Bidault.

Voilà M. Adolphe Valton.

MADAME BIDAULT, allant au devant d’Adolphe.

Eh ! oui, c’est bien lui !... on ne m’avait pas trompée.

ADOLPHE, à madame Bidault, d’un air d’indécision.

Madame... je ne sais...

MADAME BIDAULT.

Comment ! Monsieur, vous ne me reconnaissez pas ?

ADOLPHE.

En effet... serait-il possible ?

MADAME BIDAULT.

Air : Ah ! si madame me voyait.

Oui, l’objet de vos premiers feux,
C’est moi... c’est moi qui suis Hélène ;
Cette ingrate, cette inhumaine,
Qui, malgré vos tendres aveux,
Vous a jadis rendu si malheureux !

DELPHINE, à madame Bidault.

Ah ! ne croyez pas qu’il oublie,
Qu’il puisse trahir ses serments ;
Quand il aime, c’est pour la vie.

ADOLPHE, à part.

Ah ! Dieu ! comme on change en dix ans !

MADAME BIDAULT.

Il a raison. Les folies de jeunesse, ça doit passer, mais l’amitié, ça reste toujours, n’est-ce pas, Adolphe ? J’ai toujours eu pour vous l’amitié d’une mère... J’ai toujours pensé à vous.

ADOLPHE.

Moi aussi, Madame, vraiment... j’ai pensé à vous... j’y ai songé souvent !

DELPHINE, à madame Bidault.

Je vous assure qu’il vous aime encore, il me l’a presqu’avoué.

MADAME BIDAULT.

Quelle folie !

ADOLPHE.

Ah ! croyez...

MADAME BIDAULT, l’interrompant vivement.

Pas un mot d’amour, je l’espère.

ADOLPHE.

Non, plus d’amour... mais de l’amitié, toujours de l’amitié...

MADAME BIDAULT.

Bien sûr ? rien que cela ?

ADOLPHE.

Je vous le jure.

MADAME BIDAULT.

Viens, mon garçon, viens donc m’embrasser... Jamais tendre aveu ne me fit tant de plaisir !

DELPHINE.

C’est ce qui s’appelle être peu exigeante !

ADOLPHE.

Madame !

MADAME BIDAULT.

Allons, appelle-moi Hélène... comme autrefois... maintenant que je suis rassurée... que je te regarde à mon aise... Mon Dieu ! comme il est grandi ! C’est un homme à présent... Delphine, qu’en dis-tu ? tu ne ré ponds rien ?... Et toi, Adolphe, as-tu reconnu ta petite femme ? elle est bien grandie, aussi !

ADOLPHE.

Et bien embellie !

MADAME BIDAULT.

Allons ! tu y as fait attention !... Me voilà tranquille tout-à-fait, mais pourquoi ce ton de gêne et de froideur ?... Ne fûtes-vous pas élevés ensemble ?

DELPHINE.

Oui, je me rappelle bien maintenant M. Adolphe.

MADAME BIDAULT.

M. Adolphe ?

ADOLPHE.

Ah ! Mademoiselle !

MADAME BIDAULT.

Mademoiselle !... N’es-tu pas avec tes amies d’enfance ?

ADOLPHE.

Oui, c’est vrai !

Prenant la main de madame Bidault, et présentant ensuite la sienne à Delphine.

Hélène !... Delphine !...

DELPHINE, lui donnant sa main.

Adolphe !

ADOLPHE.

Ah ! que je suis heureux !

Air : De la Vieille.

Je ne sais quelle douce ivresse
Ici vient s’emparer de moi.
Charmants souvenirs de jeunesse
Vous me faites encor’ la loi !
Je crois renaître à la tendresse.

Regardant Delphine.

Delphine, pardonnez-le-moi.

MADAME BIDAULT, à Delphine.

Lui pardonnes-tu comme moi ?

À Adolphe.

Vois, mon enfant, comme l’amour s’envole.

ADOLPHE.

Non, ce n’est point un sentiment frivole
Comme autrefois, croyez-en ma parole.

Il regarde Delphine avec tendresse.

J’aime toujours ; mais j’ai changé d’idole.
Oui, j’ai changé, mais rien n’est oublié.

Les regardant toutes deux alternativement.

Toujours l’amour et l’amitié.

DELPHINE.

Mon oncle attend votre présence,
Courons au devant
de ses pas ;
Oui, nous allons bientôt, je pense,
Le ramener entre vos bras.

MADAME BIDAULT.

Songez qu’en cette circonstance,
Vous devez tout partager par moitié.

Ensemble.

Vous l’avez dit : non, rien n’est oublié,
Toujours l’amour et l’amitié.

ADOLPHE.

Non, je le sens, non, rien n’est oublié,
Toujours l’amour et l’amitié.

Elles sortent.

 

 

Scène IX

 

ADOLPHE, seul

 

Je serai le plus fortuné des hommes ! Par bonheur, d’Hermancel n’est pas encore arrivé... Il n’a pu recevoir ma lettre... Tout peut se réparer... Delphine !... Que de charmes ! que de candeur !... Ah ! je le sens mon cœur est engagé... il l’est pour la vie... Mais aussi où avais-je les yeux ?... Hélène, malgré toutes ses qualités, Hélène a dix ans de plus que moi... Cette union était impossible, et j’allais, pour elle, risquer ma vie, m’armer contre un vieil ami de mon père... un homme bon, respectable, l’appui de ma jeunesse... enfin, l’oncle de Delphine ! Ah ! j’ai eu tous les torts, et je veux tous les réparer... Ah ! te voilà, Labrique ; c’est le ciel qui t’envoie...

 

 

Scène X

 

ADOLPHE, LABRIQUE

 

LABRIQUE.

Non, mon lieutenant, je suis venu de moi-même.

ADOLPHE.

Rends-moi la lettre pour le capitaine.

LABRIQUE.

Je ne l’ai plus dans mon pouvoir, elle a été remise à son adresse respective. Le capitaine vient d’arriver.

ADOLPHE.

Grand Dieu !... Mais l’autre ?

LABRIQUE.

Je viens de rencontrer la particulière qui allait à l’encontre du capitaine. Il est un fait, lieutenant, que, si elle était fluette autrefois, son physique a obtenu de l’avancement. Elle a aussi son poulet.

ADOLPHE.

Maladroit !

LABRIQUE.

Comme de juste, je n’ai pas encore la réponse d’Hélène, mais j’ai celle du capitaine.

ADOLPHE.

Eh bien ?

LABRIQUE.

L’affaire est arrangée, arrangée à l’amiable.

ADOLPHE.

Comment ?

LABRIQUE.

Vous vous battez ce soir, du moins que je suppose... Tiens ! qu’est-ce que j’ai fait de la réponse du particulier ?... Ah ! elle est dans mon shako.

Il lui donne la lettre.

Ainsi, mon lieutenant, il ne s’agit plus que d’avoir de bons procédés et de faire l’appel du pied droit.

ADOLPHE, en décachetant la lettre.

Oh ! cela n’est pas encore sûr... Les lois de l’honneur sont rigoureuses, mais reconnaître ses torts envers un homme respectable, ce n’est pas y manquer.

Il lit.

« Vous êtes un fou ou un sot. Dans l’un ou l’autre cas, vous avez besoin d’une leçon, je vous la donnerai à deux heures précises à la porte du parc. » Un fou ou un sot !... Il n’y a pas à reculer.

LABRIQUE.

Est-ce que c’ t’ancien capitaine de chasseurs voudrait avoir l’air d’avoir l’air ?...

Air : Ces postillons sont d’une maladresse.

Ce billet-là me paraît téméraire,
Amon lieut’nant comme il parl’ sans s’ gêner ;
Il n’ sait donc pas qu’un hussard en colère
Mang’ trois chasseurs pour son s’cond déjeuner,
Et qu’ j’en mang’rais, moi, six pour mon dîner.
D’ son insolence punissez-le vous-même,
Oui, prouvez-lui, sur l’ terrain comme ailleurs,
Que les lapins du quatrième
Ne craign’nt pas les chasseurs.

 

 

Scène XI

 

ADOLPHE, LABRIQUE, BIDAULT, MADAME BIDAULT

 

BIDAULT, une lettre à la main.

Non, madame Bidault... non... je n’entends plus rien... Nous nous séparerons... Je l’ai surprise, cette lettre infâme !

Apercevant Adolphe.

Que vois-je... le séducteur !

MADAME BIDAULT.

M. Adolphe, vous aurez, j’espère, la complaisance de nous expliquer...

BIDAULT.

Silence !... Madame !... Je vous défends de lui parler... C’est à moi qu’il doit une explication.

ADOLPHE.

Comment, M. Bidault ! c’est vous qui êtes le mari de...

BIDAULT.

De Madame Bidault !... Oui, Monsieur, c’est moi qui...

ADOLPHE, lui tournant le dos et s’adressant à Madame Bidault.

Croyez, ma chère Hélène, qu’il y a dans tout ceci un fatal malentendu... Il m’importe que Delphine, que vous, soyez bien persuadées...

BIDAULT, cherchant à s’avancer.

Et moi !... Monsieur... et moi !... C’est moi qui vous demande une explication...

LABRIQUE, à Bidault, en le repoussant toujours.

Mais puisqu’il la donne à votre femme, c’est idem pour idem.

BIDAULT.

Vous croyez, soldat ?

LABRIQUE, à Bidault.

Chut ! écoutez !

ADOLPHE.

L’amour que j’ai ressenti autrefois, cet amour dont le souvenir a charmé mes dix années d’absence ; eh bien ! j’en éprouve encore toute l’ardeur.

BIDAULT.

Comment ?

LABRIQUE, à Bidault.

Silence dans les rangs !

ADOLPHE.

Mais ce n’est plus vous qui en êtes l’objet.

MADAME BIDAULT.

Vous me l’avez dit... Mais cette lettre ?

BIDAULT.

Oui...

ADOLPHE.

Eh bien ! cette lettre, je me suis trompé d’adresse.

LABRIQUE, à Bidault.

Là ! vous voyez bien !... C’est clair, ça...

BIDAULT.

Laissez-moi donc écouter.

ADOLPHE, à Madame Bidault.

Ne savez-vous pas qu’un autre amour s’est emparé de mon cœur ?

BIDAULT.

Déjà ? Vous l’entendez, Madame ! Vous l’entendez ! il en aime une autre !... Hélène !... Hélène !... Cet homme-là vous rendra bien malheureuse ! Au reste, Monsieur, c’est moi qui vous ai demandé une explication... Veuillez me répondre.

LABRIQUE, à Bidault.

Chut ! faites le mort, je vous dis.

Bas à Adolphe.

Dites donc, mon lieutenant, vous ennuie-t-il ? Faut-il que je l’emmène ?

ADOLPHE.

Et vous, M. Bidault, vous ! comment avez-vous pu penser qu’à mon âge et dans les circonstances où je me trouve... Enfin, vous êtes un homme de sens ?

BIDAULT.

Non, Monsieur, je suis de Joigny.

ADOLPHE.

Un homme d’esprit ?...

BIDAULT.

Oui, Monsieur ; mais, ce matin, ne m’avez-vous pas fait la confidence ?

ADOLPHE.

Vous en convenez vous-même... Ce matin, que vous ai-je dit ?

BIDAULT.

Vous m’avez fait l’honneur de me dire ma femme...

ADOLPHE.

Eh bien ?

BIDAULT.

Eh bien ?

LABRIQUE.

Eh bien ?

ADOLPHE.

Air : De sommeiller encor, ma chère.

Si de cette coupable flamme
J’occupais encor mon esprit,
Si j’aimais encor votre femme,
Est-ce à vous que je l’aurais dit ?

BIDAULT.

Ce serait une maladresse,
Et je n’y comprends rien, vraiment.

LABRIQUE.

Quant on veut prendre un’ forteresse
On n’ prévient pas le commandant.

Vous n’avez pas vu que c’était une plaisanterie, et qu’il se moquait de vous ?

BIDAULT.

Bien vrai ?

ADOLPHE.

Enfin, M. Bidault, je vous donne ici ma parole d’honneur, foi de militaire, que ce n’est pas votre femme que j’aime.

BIDAULT.

Quel bien vous me faites ! Digne jeune homme !... je ne comprends pas encore parfaitement ; mais je veux y croire, j’ai besoin d’y croire, et j’y crois.

LABRIQUE.

Allons, papa, embrassez votre femme !

Il prend Bidault par la main, et lorsqu’il va pour embrasser sa femme, il le tire à l’écart, et lui dit tout bas.

Savez-vous qu’elle est encore très bien, votre femme ? vieux luron !

Il le repousse en riant, et s’approche de Madame Bidault.

Dites donc, petite mère, c’est moi qui vous ai fait vous raccommoder avec votre mari ; est-ce que j’aurais travaillé pour le roi de Prusse ?

Il fait mine de vouloir embrasser Madame Bidault.

BIDAULT, le tirant par le bras.

Eh bien !... Eh bien !... le sous-officier aussi ?... Il paraît que je passerai par tous les grades... Dites donc, militaire, à la fin !...

On entend d’Hermancel appeler du dehors : Bidault !

Voilà, capitaine !

Il fait un mouvement pour aller vers le cabinet où est d’Hermancel, puis il revient vers sa femme, et lui offre la main.

Pardon, le capitaine m’appelle.

LABRIQUE.

Mais c’est par là.

BIDAULT, reconduisant sa femme dehors.

Je sais ce que je fais, militaire.

Il sort avec sa femme.

 

 

Scène XII

 

ADOLPHE, LABRIQUE, D’HERMANCEL, portant une paire de pistolets et des papiers

 

D’HERMANCEL entrant.

Bidault !

Apercevant Adolphe.

Ah ! c’est vous, Monsieur ? Bidault !...

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, BIDAULT, arrivant d’un air satisfait

 

BIDAULT.

Voilà, voilà, capitaine !

D’HERMANCEL.

Bidault ! prenez ces papiers, vous y trouverez les instructions nécessaires pour ce que vous aurez à faire, en cas d’événement..

BIDAULT, étonné, allant pour prendre les papiers.

En cas d’événement ?... Des pistolets !... Vous vous battez ?

D’HERMANCEL.

Parbleu ! oui, et pour votre femme !

BIDAULT.

Pour ma femme ! pour ma femme !

ADOLPHE.

Eh ! M. Bidault, ceci ne vous regarde pas.

BIDAULT.

Comment ? ne me regarde pas !

D’HERMANCEL.

C’est une vieille querelle qui m’est particulière.

BIDAULT.

Particulière à vous et au lieutenant... Je comprends... Je comprends très bien ; il est impossible d’y mettre plus de franchise.

À Adolphe, à demi-voix.

Est-ce là, Monsieur, ce que vous m’aviez dit ? J’exige de votre honneur que vous déclariez tout de suite au capitaine que Vous n’aimez pas ma femme.

ADOLPHE, à demi-voix.

Je ne puis... J’aurais l’air de reculer...

BIDAULT.

Comment ? vous ne pouvez. Eh bien ! moi, capitaine, je vous déclare que, tout à l’heure, il a formellement renoncé à Hélène ; il y a renoncé... Faites-en autant, et que çà finisse... Que diable !

D’HERMANCEL.

Vous perdez la tête... Marchons !

BIDAULT.

Vous ne sortirez pas !... Je veux me battre aussi... Je vais crier au secours, je vais appeler tout le village... Nous nous battrons tous.

Éloignant de lui un des pistolets que tient d’Hermancel.

Pardon, capitaine, vous pourriez blesser quelqu’un.

D’HERMANCEL.

Air : On dit que je suis sans malice.

Allons ! partons !

ADOLPHE.

Et toi, Labrique,
Retiens-le...

LABRIQUE.

Je suis à la r’plique.

D’HERMANCEL.

Partons, partons, plus de retard.
Adieu Bidault.

BIDAULT.

Ô ciel ! il part !
Fiers rivaux que l’amour enflamme.
Allez combattre pour ma femme.
Ô destin ! pour lequel des deux
Faut-il que je forme des vœux ?

 

 

Scène XIV

 

BIDAULT, LABRIQUE

 

BIDAULT.

Ils vont se battre sans moi !

LABRIQUE.

Si vous voulez absolument danser la malaisée, l’ancien, nous sommes seuls.

BIDAULT.

Je ne vous parle pas, à vous, militaire, je veux voir mon épouse, je demande mon épouse.

Apercevant Madame Bidault dans le fond.

Dieu ! la voilà !...Elle va les rejoindre... Elle sera le prix du vainqueur ! Il va l’enlever !...

Air : Allons aux prés Saint-Gervais.

Ah ! j’étouffe de fureur ;
Mais je saurai bien, sur mon âme,
Les troubler dans leur bonheur
Et punir le séducteur.
Oui d’une semblable trame
Mon honneur se vengera,
Et puisqu’il me prend ma femme,
Il la gard’r
a.

Ensemble.

Ah ! j’étouffe de fureur, etc.

LABRIQUE.

Il étouffe de fureur ;
J’en suis touché, sur mon âme,
Le pauvre homme en son erreur
Ne rêve plus que séducteur
.

Allons, de la patience, papa Bidon.

BIDAULT, fièrement.

Je ne m’appelle pas Bidon, et je ne suis pas père, heureusement. Je m’appelle Bidault... C’est que, moi, je vous apprendrai le français, entendez-vous ?

Il va pour s’élancer hors du salon ; Labrique le retient par le bras.

Je veux partir !... Vous me faites mal au bras, soldat.

LABRIQUE, le fixant à sa place.

Restez mobile, encore une fois ; j’ai ma consigne.

BIDAULT.

Soldat ! vous attentez à ma liberté individuelle.

Apercevant Delphine qui entre.

Ah ! Mademoiselle, venez me secourir !

 

 

Scène XV

 

BIDAULT, LABRIQUE, DELPHINE

 

DELPHINE.

Comment ! qu’est-ce donc ?... Mais rassurez-vous, ce duel affreux n’aura pas lieu, grâce à madame Bidault.

BIDAULT.

Grâce à ma femme !

On entend un coup de feu.

DELPHINE.

Dieu !

LABRIQUE.

Il paraît que la partie est engagée.

On entend un second coup de feu.

BIDAULT.

Je n’y peux pas perdre !... Faut-il qu’ils l’aiment tous les deux les malheureux !

LABRIQUE, à Delphine.

Allons ! allons ! mam’selle, corbleu ! soyez paisible... Si vous auriez été à Wagram donc... c’était bien autre chose !

 

 

Scène XVI

 

LES MÊMES, D’HERMANCEL, ADOLPHE, MADAME BIDAULT, FRANÇOIS

 

FRANÇOIS, accourant.

Les voilà ! les voilà ! qui reviennent sains et saufs.

DELPHINE, se jetant dans les bras de d’Hermancel.

Ah ! mon cher oncle !

D’HERMANCEL, ADOLPHE, MADAME BIDAULT et FRANÇOIS.

Air : Doux moment (de la Maison de plaisance).

Amitié ! (bis)
Quelle est donc ta puissance !
Oui, l’amour, la vengeance,
Oui, tout est oublié.

ADOLPHE.

Hélène accourt les yeux remplis de larmes,
Et, comme un brave chevalier,
Avec audace elle saisit nos armes,
Et fend les airs de leur plomb meurtrier,
Au même instant s’éteint notre furie,
À ce témoin médiateur
Tous deux nous devons le bonheur,
Et l’un de nous lui doit la vie.

TOUS.

Amitié ! etc.

BIDAULT, à part.

Ils ne se sont pas battus... les lâches !...

MADAME BIDAULT.

Maintenant, M. le Capitaine, que vous me devez peut être la vie, je vous demande une grâce... pour tranquilliser un peu mon pauvre Bidault, pour calmer un peu sa jalousie...

BIDAULT.

Ne vous inquiétez pas de moi, Madame, je vous en supplie ; j’ai pu être jaloux, mais je ne le suis plus... Non, je déteste les femmes, à présent... toutes... je suis un affreux misanthrope !

D’HERMANCEL, à madame Bidault.

Je vous comprends !...

Plaçant la main de Delphine dans celle d’Adolphe.

Qu’ils ne se quittent plus !

DELPHINE.

Mon oncle !

ADOLPHE.

Mon cher d’Hermancel !

LABRIQUE.

Qu’est-ce qu’il a donc, M. Bidon ?

BIDAULT, à part, impatienté.

Il ne sortira pas de son bidon, celui-là.

Haut.

Hélène ! quoi ! c’est vous qui le mariez à une autre ?

ADOLPHE.

Vous voyez bien que ce que nous vous disions était vrai.

DELPHINE.

Vous ne détestez donc plus les femmes à présent ?

BIDAULT.

Les femmes ! je les adore... je les adore toutes en général, et mon Hélène en particulier. Je professe la plus aimable philanthropie pour ce sexe enchanteur.

À part.

Dieu ! que j’ai eu peur !

ADOLPHE.

Bonne madame Bidault !... il était écrit là haut que je vous devrais mon bonheur ! dix ans plus tôt, dix ans plus tard.

D’HERMANCEL, bas à Adolphe.

Air nouveau de M. Beaucourt.

Mon cher ami, le temps, dans sa vitesse,
Fait tout changer, tout périr sous ses pas.
En regardant ton ancienne maîtresse,
Déjà, je crois, tu te l’es dit tout bas.
(bis)

Montrant Delphine.

De la beauté, qui semble te sourire,
La taille est fine et les yeux innocents,
Fais que bientôt je puisse aussi te dire :
Comme tout change avec le temps !

MADAME BIDAULT.

Naguère encor des talents britanniques
Étaient venus s’essayer à Paris :
On leur lança... bien plus que des critiques,
On semblait voir en eux des ennemis,
Et nos acteurs à Londres étaient proscrits.
Mais, maintenant, une foule entraînée
Court de Smithson applaudir les accents,
Et de chez eux Mars revient couronnée !...
Comme tout change avec le temps !

BIDAULT.

Jadis Vatel, cuisinier sans reproche,
Et, loin du feu qu’attisaient ses valets,
Sans s’échauffer, commandait à la broche
Où rôtissaient et dindons et poulets :
C’étaient les mœurs du cuisinier français.
Mais, de nos jours, voyez comme on travaille,
Un Espagnol, Vatel des Castillans,
Au fond du four entre avec sa volaille.
Comme tout change avec le temps !

LABRIQUE.

Je suis Normand. Dans l’ pays de mon père
J’ portai d’abord le bonnet de coton,
Puis l’ chapeau rond ; puis j’ partis pour la guerre,
Je pris alors le casque de dragon,
L’ shako d’ hussard ensuite orna mon front :
De ces chang’ments, moi, je prévois les bornes ;
Aux Invalid’s, comm’ tant de braves gens,
J’ port’rai l’ chapeau, sur ma tête, à trois cornes.
Comme tout change avec le temps !

ADOLPHE.

Peu soucieux d’être jamais célèbre,
Plus d’un bourgeois qu’on n’a jamais cité
Mourut obscur... Et le marbre funèbre
Révèle seul sa longue obscurité.
(bis)
Tandis que ceux dont leur pays s’honore,
Ceux dont la gloire a décimé les rangs... !
Ah ! dans quels lieux est leur tombe ?... on l’ignore.
Comme tout change avec le temps !

DELPHINE, au public.

Nos devanciers semblaient créer sans peine
Pour le public des chefs-d’œuvre de l’art ;
C’était le temps alors où, sur la scène,
Brillaient Molière et Racine et Regnard ;
(bis)
Mais leurs talents et leur gloire immortelle
Ne furent point légués à leurs enfants :
Voyez, messieurs, par la pièce nouvelle,
Comme tout change avec le temps !

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